Interview de Michael Haneke (Funny Games)

Lorsque Funny Games est présenté au festival de Cannes en 1997, Michael Haneke est content, ne serait-ce que pour cette scène où la femme séquestrée tire sur le tueur. Dans la salle, le public applaudit à tout rompre. Puis surgit la scène suivante, choquante et contradictoire, du rembobinage. Silence absolu. Puis colère. Les spectateurs d'alors étaient rattrapés par le calvaire sans fin de Funny Games. Prisonniers d'une violence qu'ils ne souhaitaient pas. A la fin de la projection, la salle est clairement divisée en deux. Et là, Haneke, sourire aux lèvres, se lève, accompagné des acteurs de son film. Entre hourrahs extatiques et sifflets tenaces. Il a réussi son pari. La fierté du réalisateur fut de faire applaudir une salle à un meurtre. C'est ici que réside la perversité de son Funny Games: le tueur a emmené le spectateur en le considérant comme une victime. Selon l'autrichien violent, le public veut occulter les zones désagréables de son cinéma et réclame des bons sentiments sans chercher à saisir jusqu'où l'engrenage de la violence peut aller. A travers ses films, il rend compte de l'horreur aux antipodes de la vague des Tueurs Nés, Killing Zoe et Reservoir Dogs. Dix ans après l'uppercut, un remake américain débarque. Comment faut-il le prendre?


En réalisant un remake de votre film aux Etats-Unis, peut-on dire que votre combat contre la déréalisation de la violence continue?
J'ai récemment vu un reportage qui se passait dans une école en Allemagne. Une fille avait frappé une de ses camarades en la couchant par terre et en lui donnant des coups de pieds dans le visage. Les jeunes qui étaient au tour ont filmé la scène avec leur téléphone portable et criaient "encore une, encore une !" La fille a été torturée devant des gens de son âge. Elle a fini à l'hôpital avec des blessures partout; et les autres n'ont rien fait, ils l'ont juste photographiée. A la suite du reportage, il y a un psychologue qui était interviewé et qui avouait qu'il ne savait plus quoi faire. C'est apparemment un phénomène complètement neuf, parce que ça se passait dans un lycée bourgeois. C'est difficile à comprendre et à gérer. Il existe même un nouveau sport en Allemagne où des jeunes vont à trois quatre dans un café où il y a une vieille personne. Ils prennent la tasse de café et la lui jettent à la figure. Les autres photographient, s'en vont et diffusent la photo sur Internet comme blague. Les médias ne veulent pas en parler parce qu'ils ne souhaitent pas en faire la publicité.

Les cinémas de John Woo ou de Quentin Tarantino continuent de vous agacer?
Je trouve leurs films un peu irresponsables. C'est la façon américaine de penser parce que vous ne pouvez pas parler avec Tarantino sur ce sujet. Il vous prendra pour un idiot. Il ne comprendrait pas. Tous les deux sont néanmoins de très grands maîtres de leur métier. J'ai lu une interview de John Woo où il disait être un grand fan de Fred Astaire et que de fait, il faisait à la violence ce qu'Astaire faisait avec ses jambes. Je pense que lorsqu'il assène ce genre de remarques, il n'est même pas cynique. Ces cinéastes prennent le cinéma pour un support immatériel. Ça ne parle pas de la réalité donc c'est un moyen de faire ce qu'on veut. Si on a cette position, on ne peut pas discuter. Cela équivaut à une discussion entre un croyant et un non-croyant.

A l'origine, Funny Games peut être vu comme le nouveau Salo.
C'est l'un des films qui m'a le plus marqué. Je me souviens bien du jour où je l'ai vu. C'était à Munich. Le film était annoncé comme quoi il allait être censuré. Il était diffusé dans sa version originale et c'était un scandale dans la presse. Le soir, tout le monde est entré dans une grande salle de 800 places. C'était presque plein au début. Une demi-heure plus tard, la moitié de la salle était partie. Après une heure trente, il y avait trente personnes. A la fin du film, je pense qu'on était cinq ou six. Après avoir vu le film, j'étais choqué. Pendant deux semaines, j'étais malade. Ça m'a bouleversé. Et c'est à partir de là que j'ai compris ce qu'était vraiment la violence, la souffrance physique et mentale. Naturellement, cela m'a donné envie d'arriver à provoquer cette même décharge. J'ai le DVD de Salo chez moi, ça doit faire un an que je l'ai acheté, je n'ai pas osé le revoir.

Dans Funny Games, l'original, le fait qu'on retrouve le regretté Ulrich Mûhe dans le rôle du père et Arno Frisch, le fils dans Benny's Video dans un schéma inversé, c'était volontaire ou innocent?
En fait, c'est vraiment une coïncidence parce que j'ai souvent travaillé avec Ulrich, dans ces deux-là et aussi Le Château, un téléfilm. J'adore cet acteur donc chaque rôle qui était intéressant lui était réservé. Et en cherchant pour le rôle du tueur pour Funny games, j'ai fixé un casting. Et lui je le connaissais. Ce n'est pas un acteur, c'est le fils d'une famille que je connais par relation. Il s'est avéré idéal pour le rôle. Ce n'était pas un clin d'oeil volontaire parce que ce n'était pas le but. Je me suis bien entendu rendu compte sur le moment des correspondances que cela pouvait provoquer. Mais si j'avais trouvé un meilleur acteur, j'aurais pris l'acteur. C'est sûr que cela donne un certain surplus ironique à Funny Games.

Funny Games est aujourd'hui devenu un film culte, considéré comme un film d'horreur et un summum d'angoisse. Ce qui explique l'origine du remake. Est-ce que vous ne vous dîtes pas que le film vous échappe à ce moment?
Oui, mais j'ai souvent vu ce phénomène dans les pays anglophones. En Dvd, Funny Games est devenu un film culte. Où est l'alternative si vous voulez faire un film sur ce thème ? Vous n'avez pas beaucoup le choix. Il y a toujours des possibilités pour que chacun d'entre nous comprenne le film à sa manière. Tout le monde sait que la violence n'a rien d'agréable, mais c'est différent de le savoir et de le sentir. Quand on se décide à le faire sentir, ça change la situation. Malgré le fait que ce soit sanglant et brutal, certains films très violents peuvent être consommables. En revanche, ce n'est pas si facile d'arriver à ne plus la rendre consommable. Consommable dans le sens "avoir du plaisir à voir ça". Avec Funny Games, je voulais parler de la violence sérieusement. C'est inévitable qu'il y ait des malentendus. C'est comme à l'époque quand j'étais enfant, on allait dans le train fantôme même si on savait pertinemment qu'on avait peur. C'était pour montrer qu'on était courageux. Aujourd'hui, beaucoup de jeunes de 15-16 ans disent "tu as vu Funny Games ?" pour impressionner.

Propos recueillis par Romain Le Vern
Source : DVDRama "Dossier Funny Games : le remake"

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