Autopsie de Haneke / Excessif.fr (part 3)

Tout sur FUNNY GAMES (US) - Le 2008-04-11

Chez Haneke, tout est réglé comme du papier à musique, que ce soit la mise en scène ou le scénario, rigoureusement pensés. Pour instiller le malaise adéquat, le cinéaste opte techniquement pour des plans-séquences qui par leur durée révèlent des choses signifiantes que nous n'avions pas nécessairement remarquées au départ. Cela lui permet d'enregistrer une multitude de choses en une seule et même prise. Code Inconnu, le film qu'il réalise après le choc Funny Games, est une fresque ambitieuse sur l'incapacité de communiquer dans un monde déshumanisé. L'oeuvre s'ouvre sur un plan-séquence de plus de vingt minutes dans lequel on assiste, effaré, à une engueulade sur un grand boulevard Parisien et où un jeune ado se fait interpeller par un black parce qu'il vient de jeter un papier sur une S.D.F. A partir de là, Haneke suit les parcours de ces trois personnages qui, à la suite de cet événement, vont voir leur vie changer. Au milieu de ce remue-ménage, il y a Juliette Binoche qui incarne une comédienne qui n'est plus sûre d'elle-même, qui repasse, regarde la télé, entend ses voisins s'engueuler, pleure dans les bras de son mari en faisant ses courses... Ayant dévoré sa trilogie et spécialement aimé le sulfureux Funny Games, notre Julienne nationale (pas gnangnan donc) le contacte pour faire travailler avec lui.

Ce sera Code Inconnu, bloc dense, qui prend la forme d'un hymne à la tolérance, dépourvu des scories qui décrédibilisent les projets les plus ambitieux. Mais ce n'est pas pour autant que la violence n'est pas présente. Bien au contraire : sous cette forme a priori plus légère, Haneke assène des réalités qui font mal. Code Inconnu est un agencement de saynètes dotées de la même intensité, avec un regard humain et plein de compassion. En comparaison avec ses films précédents, Code Inconnu passe pour son film le plus optimiste. Le Temps du Loup, son avant-dernier film, n'arrange rien à l'affaire. Par son pessimiste, il contamine le spectateur sur sa vision de la vie et renvoie ses élans humanistes à son café de commerce. Tel quel, c'est un film de science-fiction lorgnant vers le cinéma de Tarkovski (Le Sacrifice en particulier) et montre comment des gens vont tenter de résister à une pénurie étrange. Petit à petit, par leur manque d'humanité et parce que les instincts primitifs ont pris le dessus, les gens vont finir par s'autodétruire, s'anéantir entre eux comme dans Le Septième Continent. L'introduction brute, violente et simple, met à rude épreuve une famille venue tranquillement passer des vacances. La situation rappelle celle de Funny Games, où des gens, arrivés dans leur maison de campagne, se retrouvent nez à nez avec de dangereux psychopathes aux gants blancs qui font une fixation nerveuse sur les oeufs.

Toute la tension du film se retrouve concentrée dans cet instantané de cruauté qui pose directement les thèmes du film: l'incapacité de communiquer et l'impossibilité de s'entraider. La première partie du film montre l'errance de trois membres d'une famille qui tente de survivre et de s'aimer alors que le monde autour d'eux s'écroule. Et d'un coup, c'est le film qui passe d'un état à l'autre. Plus on avance dans la narration, plus on pense à Code Inconnu pour la structure de fresque plurielle. Ça n'en est pas pour autant moins violent. Dans Code Inconnu, Haneke mettait en scène des saynètes cruelles où la violence pouvait surgir d'une rame de métro ou d'une piscine. Cette forme de cinéma, atypique parce qu'elle s'affranchit des conventions usuelles et ne donne pas immédiatement d'entité claire, peut dérouter. La seconde partie, plus longue, montre comment une poignée de gens venus de toute part tente de résister à cette pénurie soudaine. Dès le départ, le réalisateur nous identifie aux membres de cette famille ordinaire qui va être confronté à un événement extraordinaire: l'intrusion du fantastique et de l'horreur dans leur monde bourgeois et sans aspérités. Cette démocratisation sociale (ils doivent se rassembler avec des gens qui ne partagent pas le même niveau de classe, ni la même langue) est parfaitement montrée lors d'une scène où ce qui reste de la famille rejoint le groupe. La mère esquisse un sourire et lance un bonsoir, et se trouve sans réponses. Désarmée, elle cherche vainement à se faire comprendre auprès de gens tout aussi désarmés qu'elle face à cette situation. Mais la collectivité a pris le pas sur l'individualisme et la propriété privée. Plus personne ne possède rien. C'est la perte de soi, la perte de l'individu, des repères, la perte de tout.

Les passages pendant lesquels les étrangers parlent dans leur langue d'origine ne sont pas sous-titrés. Ce choix pourrait exclure le spectateur. En réalité, même si nous ne comprenons pas ce qu'ils disent, l'intensité de leurs faits et gestes est telle qu'on n'a pas besoin de traduction. Tout est sur l'écran. A un moment donné, la famille se retrouve face aux cambrioleurs de la scène initiale. A cet instant, leur rage est communicative pour le spectateur qui a participé au drame mais elle reste incompréhensible pour les gens autour qui assistent à cet assaut de colère imprévu. Ils doivent rester impartiaux pour préserver la paix au sein de la communauté et parce qu'ils ne savent pas qui des deux groupes racontent la vérité. Un peu comme Lars Von Trier et son Dogville, Haneke peint dans un espace confiné la vie extrême et rude d'êtres humains représentatifs de notre société. Et là, Haneke nous pose la question : doit-on se méfier de l'être humain ? Quelle est la part de monstruosité enfouie en chacun de nous ? Quel est le sens du mot civilisation ? Tous les gens regroupés dans cet enfer clos, en attente d'un train salvateur qui ne viendra peut-être jamais, tombent le masque des apparences et cèdent à leurs pulsions primitives et à leurs instincts les plus bas. La couardise, la lâcheté, le racisme, la jalousie, la pingrerie, l'absence de compassion et de solidarité (un homme refuse d'aider un enfant qui est sur le point de mourir) les accusations sans preuve... Tout y passe. Et paradoxalement, se cachent sous ces immondices et cette ambiance mortifère et révoltante des bribes d'humanité que le cinéaste enregistre discrètement : un rire, une larme, une chanson qui tente de nous faire vaciller, de nous rassurer. Mais il est trop tard. Haneke autopsie les maux d'une société déliquescente. Il constate que ce quotidien exécrable anesthésie le cerveau et la raison de gens comme vous et moi. C'est d'autant plus insupportable que cette réalité est vue des yeux d'un enfant qui se trouve face à un portrait terrifiant de l'humanité. Une scène magnifique qui montre ce même enfant sur les rails d'un train nu face au feu évoque le final du Sacrifice d'Andrei Tarkovski (86). On retrouve un peu cette même démarche et ce sens de l'abnégation chez cet Ivan.

Source : Excessif.fr / DVDRama "Le remake US par Michael Haneke"
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